Une leçon de musique s’il vous plaît !

Visuel Une leçon de musique s’il vous plaît !

Ôtez la bande originale d’un film et il n’est plus le même. Ce n’est pas Stéphane Lerouge qui vous dira le contraire. Référence incontestée en musicologie, maitre de la BO, expert en fouilles et archives musicales… est-il encore utile de le présenter ? Pas sur … Ce passionné rend hommage aux compositeurs de musique de films et à travers eux, nous donne à voir entendre et écouter la musique au cinéma. Lors du dernier Festival de Cannes, il invite à La leçon de musique (masterclass organisée par la Sacem) Howard Shore et Martin Scorsese. Pour la première fois, ces deux grands noms du cinéma échangent sur leur collaboration. Stéphane Lerouge, en incontournable chef d’orchestre de ce rendez-vous, se livre…

Célyne df Mazieres. Quel est le point de départ de cette spécialisation qui vous vaut cette réputation d’archéologue ou encore de « Colombo » de la bande originale de film ?

Stéphane Lerouge. La frustration que, à la charnière entre le vinyle et le CD, au début des années 90, on ne pouvait plus écouter en disque tout un pan de la mémoire musicale du cinéma. Publiés à la sortie des films, les vinyles originaux étaient devenus des Graals du microsillon. Par exemple, en étant diffusé en télévision, des films comme Plein soleil, Pierrot le fou, L’Affaire Thomas Crown, L’Armée des ombres ou Coup de torchon créaient sur leur musique une demande qui ne pouvait plus être satisfaite. Bref, la musique de film des années 60-70 était un continent englouti. Il y avait une mémoire à réinventer, à réactiver. J’ai amorcé ce travail de réédition avec des labels indépendants, avant que Daniel Richard d’Universal Music me confie la création d’une collection baptisée Ecoutez le cinéma ! qui compte aujourd’hui plus de 200 références.

CDFM. Pour bien comprendre l’importance de la musique dans le cinéma, qu’est-ce qu’une BO d’exception selon vous ?

S.L. Une excellente BO avance sur une ligne de funambule, en servant autant le film que la musique, autant le propos du metteur en scène que les ambitions propres du compositeur. La preuve : quel que soit le cinéaste et le genre auquel le film appartient, il vous faut deux mesures pour identifier Michel Legrand, Georges Delerue, Francis Lai, Ennio Morricone, Gabriel Yared, Alexandre Desplat ou Bruno Coulais. A travers l’univers d’un autre créateur qu’est le metteur en scène, ils savent trouver la bonne voie pour imposer leur voix.


J’aurais tendance à préférer la création au recyclage, le sur-mesure au prêt-à-porter. D’où l’intérêt de la Leçon de musique Sacem au Festival de Cannes qui met en lumière l’apport du compositeur.

CDFM. Décèlerions-nous aussi bien les thèmes ou séquences sans les apports de musique ? La musique aide-t-elle à la compréhension d’un film en d’autres termes ?

S.L. La musique, c’est le regard, la subjectivité, l’interprétation d’un créateur, le compositeur, sur le travail d’un autre créateur, le cinéaste. Au stade de la post-production, ce dernier est parfois perdu, il lui manque du recul par rapport à son film. Et justement, le compositeur va souvent lui apporter un oeil neuf, l’aider à prendre de la distance. A Cannes 2022, Coulais avait raconté être très touché quand un cinéaste lui avouait : « Ta musique m’a permis de voir un aspect de mon film dont je n’avais pas conscience. » Donc oui, la musique aide à comprendre un film, c’est une couche de sens supplémentaire, donc de mise en scène. Un film s’écrit aussi par sa partition.

CDFM. Parmi vos bandes originales préférées, citez-nous 3 films dans lesquels la musique transcende les images, les scènes, au point de porter le film et ne faire qu’un.

S.L. Un jour, Michel Legrand m’a asséné ce truisme : « Quand la musique d’un film est réussie et juste, on ne peut plus imaginer le film avec une autre musique. » Autrement dit, ce qui n’est pas une évidence a priori devient une évidence a posteriori. Je vous citerais, mettons, Peau d’âne, Le Talentueux M.Ripley ou La Forme de l’eau : trois partitions qui apportent un état supplémentaire, une dimension non contenue dans l’image… et trois partitions prises au hasard parmi mes 300 bandes originales de chevet !

CDFM. Pensez-vous qu’une bande originale peut arranger un film jusqu’à le sublimer ? ou au contraire le desservir …

S.L. Morricone a signé des tas de bandes originales pour des films de genre (des gialli, des productions érotiques) sur lesquels son génie a été total. Certains pensent même qu’il a été plus ambitieux, plus expérimental, voire plus libre dans ce contexte que sur des productions dites « de prestige ». De la même façon, les partitions respectives de Claude Bolling pour Borsalino ou François de Roubaix pour La Scoumoune dépassent très largement les films eux- mêmes, aux mises en scène ternes et formatées. Aujourd’hui, ce qui gâche beaucoup de films, ce sont les synchronisations abusives, c’est-à-dire l’achat de titres préexistants. Trop de cinéastes ont tendance à plaquer mécaniquement leur playlist Spotify ou Deezer sur leurs images… en croyant naïvement que ça va fonctionner. En soi, le procédé n’a rien de condamnable. Ce qui est tragique, c’est que ça tend à devenir la norme. Personnellement, j’aurais tendance à préférer la création au recyclage, le sur-mesure au prêt-à-porter. D’où l’intérêt de la Leçon de musique Sacem au Festival de Cannes qui met en lumière l’apport du compositeur.

CDFM. Parmi vos fouilles archéologiques, lesquelles vous ont donné le plus de fil à retordre en matière de réédition, quitte à y consacrer tout votre temps pour y parvenir ?

S.L. Il ne faudrait pas tomber dans l’énumération… Mais je pourrais citer les séances de travail entre Legrand et Demy sur Les Demoiselles de Rochefort, enregistrées sur de petites cassettes audio Philips. Ça donnait l’impression de revivre en temps réel tout un parcours de création… Dans les archives de Maurice Jarre, c’était ahurissant d’écouter, après sa disparition, ses séances de spotting à la table de montage avec ses cinéastes. Il tenait, au moment de l’écriture, à pouvoir si nécessaire réécouter les indications du metteur en scène. Donc, il enregistrait tout ! Dans une boîte à chaussure, en haut d’une étagère de son bureau, il y avait des dizaines de cassettes où Maurice dialoguait avec John Huston, Hitchcock, Eastwood. Il faudrait aussi citer la découverte des musiques composées par Michel Legrand pour Le Cercle rouge ou La Rose et le flèche, et finalement remplacées, les maquettes de Georges Delerue pour Playtime de Tati… Enfin, il faut mentionner Jean-Claude Vannier-Gainsbourg, avec la musique des Chemins de Katmandou, un des sommets du binôme, coincé entre La Horse et Melody Nelson. L’unique bande rescapée avait été oubliée dans une valise, au sommet d’une armoire, chez l’ancien copiste de Vannier… Sa découverte a eu lieu in extremis, cinq jours avant l’envoi en fabrication du coffret 5 CD Le Cinéma de Serge Gainsbourg.

CDFM. Lors du dernier festival de Cannes, la masterclass La leçon de musique se consacrait à l’œuvre musicale d’Howard Shore. Ce géant de la BO dit en être arrivé là un peu par hasard, comment expliquez-vous qu’il parvienne à aussi bien à saisir la teneur, le sens d’un film ou d’une scène à travers ses compositions ?

S.L. Parce qu’il sait parfaitement écouter le film et son metteur en scène. Il a parfaitement conscience qu’avant même la composition, le premier travail, c’est d’accoucher le cinéaste, de le faire parler, presque à la façon d’un analyste. Ce que le metteur en scène n’exprime pas est presque aussi important que ce qu’il exprime. Howard possède objectivement ce don-là. Cela dit, à la Leçon de Musique cannoise de 2021, Bruno Coulais avait affirmé, avec une pointe de second degré : « Le plus souvent, désobéir au metteur en scène est la meilleure façon de lui être fidèle. »

CDFM. Lorsque l’on vous propose de mener une telle masterclass en présence de Howard Shore et Martin Scorsese, quelle a été la première question à laquelle vous avez pensée spontanément ?

S.L. Ce sont deux monstres sacrés et, surtout, c’était la première fois qu’ils étaient réunis pour une rencontre à deux voix, consacrée à leur collaboration au long-cours, courant sur plus de 25 ans. Donc, j’avais envie de demander à Scorsese quels paramètres, en fonction du projet, le faisaient choisir soit des œuvres préexistantes, soit une musique originale, en l’occurrence avec Howard. Pourquoi ressent-il le besoin d’une création d’une partition originale sur Gangs of New York ou The Aviator… mais pas sur Shutter Island ?

CDFM. Quels grands thèmes souhaitiez-vous mettre en avant pour cette masterclass 2023 et pourquoi ?

S.L. D’abord, je voulais révéler ce paradoxe : réfractaire au formatage, Shore évite les écueils d’une esthétique illustrative et descriptive, ce qui fait de lui l’antithèse du compositeur hollywoodien. Et pourtant, il se révèle Hollywood-compatible quand les circonstances l’exigent. On l’a vu avec notamment la grande séquence du vol test du H1 dans The Aviator. Écoutez la musique seule : vous ne pouvez pas deviner la situation à l’image. Regardez la scène en coupant le son : vous ne pouvez pas imaginer à quoi ressemble la musique composée par Howard. Mais, comme dans une formule chimique, les deux éléments combinés en forment un troisième, qui dépasse les deux premiers. Scorsese lui-même était soufflé en redécouvrant le traitement musical de cette séquence. Et Shore a eu cette très belle phrase conclusive :

« Le cinéma est un art collectif : l’œuvre qui naît de la collaboration compositeur-cinéaste est plus grande, plus vaste que chaque individu. »

CDFM. Parmi leur gigantesque filmographie comment choisissez-vous un morceau, une composition plus qu’une autre, comment faites-vous votre sélection ?

S.L. A vrai dire, la sélection des extraits de films a été un casse-tête : il aurait fallu trois Leçons de musique pour refléter tous les territoires du continent Shore, tous ses différents versants et visages. J’ai donc effectué une sélection « large » qu’Howard a ensuite réduite à la cuisson, en y apportant ses propres exigences, comme débuter par un extrait de son dernier Cronenberg, Les Crimes du futur. La séquence en question (une opération d’amputation d’organe transformée en spectacle) était assez radicale. J’ai tenté de prévenir Howard :

« Attention, ça va peut-être choquer le public ! » Avec son humour pince-sans-rire, il m’a répliqué : « Tant mieux ! » J’ai aussi tenu à intégrer un extrait d’Esther Kahn, car Arnaud Desplechin nous a enregistré un émouvant témoignage vidéo sur son compagnonnage shorien. Enfin, de son côté, Scorsese a aussitôt validé les 3 extraits le concernant. On savait que, en conclusion, la virtuose ouverture d’Hugo Cabret allait soulever le public… car la musique y opère un passage d’une échelle à une autre assez magique, entre un plan aérien de Paris enneigé… à un gros plan du vénérable Georges Méliès incarné par Ben Kingsley. Effectivement, la standing ovation espérée a eu lieu.


La séquence en question était assez radicale. J’ai tenté de prévenir Howard : « Attention, ça va peut-être choquer le public ! » Avec son humour pince-sans-rire, il m’a répliqué : « Tant mieux ! »

CDFM. Qu’est-ce que Howard Shore apporte à la filmographie de Martin Scorsese ?

S.L. C’est un constat objectif, sinon clinique : Shore est le compositeur qui a le plus noirci de papier à musique pour Scorsese. Je pense que la personnalité d’Howard, son mélange de douceur et d’opiniâtreté, rassure beaucoup Scorsese. Le fait aussi qu’il soit compatible avec des langages très différents : il y a un Grand Canyon esthétique entre la partition d’After hours, entièrement électronique, et celle de The Aviator, pensée pour orchestre symphonique, où l’on sent l’influence croisée de Bach et du folklore espagnol. Ou encore celle des Infiltrés, avec un tango très tranchant, écrit pour un quartet de guitares acoustiques. Aucune partition de Shore pour Scorsese ne ressemble à la précédente, ni à la suivante.

CDFM. Si vous deviez choisir 3 compositions d’Howard Shore dans son ensemble, lesquelles seraient-elles et pourquoi ?

S.L. Howard dit souvent : « Il faut apprendre à nouer un rapport de confiance avec le cinéaste, afin qu’il vous encourage à vous exprimer de manière personnelle, singulière, ambitieuse. » Dans cette ambition-là, comment oublier le saxophone free d’Ornette Coleman, cri intérieur du Festin nu, le lancinant sextet de guitares électriques de Crash, équivalence instrumentale aux magmas de métal et de chair… ou Ed Wood, bande originale « ovniesque » pour thérémine soliste sur rythmes afro-cubains ? Pour ces 3 projets, Shore a monté des meccanos orchestraux inédits, un peu barrés, propres à chaque projet.

CDFM. Selon vous, un compositeur peut-il correspondre ou s’adapter à tout type de film ?

S.L. Ça dépend des films… et surtout des compositeurs. Souvent, les succès d’un compositeur l’enferment dans un emploi supposé. On lui colle une image qui ne correspond pas forcément au réel éventail de ses capacités. Pour rester sur Shore, l’image « Seigneur des anneaux / Cronenberg / Scorsese » fait parfois oublier qu’il est aussi le compositeur de Mrs Doubtfire ! Certains adorent régénérer leur créativité en travaillant sur des projets opposés, comme si chaque film était la récréation du précédent et du suivant, comme s’ils avaient besoin de respirer en alternance des oxygènes différents : Michel Legrand a aussi bien composé pour Agnès Varda que pour le dernier James Bond de Sean Connery, Philippe Sarde pour Jacques Doillon et Georges Lautner, Gabriel Yared pour Godard et Jean-Pierre Mocky, Alexandre Desplat pour Raymond Depardon et Godzilla…

CDFM. Qu’est-ce qui fait qu’entre le duo Martin Scorsese et Howard Shore, la musique et l’image fonctionnent aussi bien ensemble ?

S.L. Leur équilibre se noue aussi dans leur complémentarité : Howard est cinéphile, Scorsese mélomane. Autre paramètre : ces 2 esprits vifs et curieux sont uniquement séparés par 4 années. L’un à Toronto, l’autre à New York, ils ont vécu le séisme du rock’n roll, puis de la pop anglaise. Leurs références culturelles sont générationnelles. Et puis, sans complètement l’avouer, Scorsese doit une fière chandelle à Howard : sur Gangs of New York, Scorsese avait rejeté in fine la partition enregistrée par le vétéran Elmer Bernstein. Shore est arrivé à la rescousse et, alors qu’il était immergé dans le second Seigneur des anneaux, il a rattrapé le film musicalement, façon sauvetage en haute-mer. Scorsese, à mon sens, lui en a gardé une grande reconnaissance…

Spécialiste de la musique au cinéma, Stéphane Lerouge est concepteur de la collection discographique Ecoutez le cinéma ! chez Universal Music France (200 volumes depuis 2000), chargé de cours à l’Université de Paris I (1993-2005), programmateur musical du Festival Musique et Cinéma d’Auxerre (2000-2008), auteur de L’Alphabet des musiques de films (Gallimard, 2000), Conversations avec Antoine Duhamel (Textuel, 2007) et co-auteur des mémoires de Michel Legrand, J’ai le regret de vous dire oui (Fayard, 2018). En 2016-17, il collabore avec Bertrand Tavernier sur la partie musicale du documentaire Voyage à travers le cinéma français. Il anime des rencontres à la Cinémathèque Française, Forum des Images, Festival de Cannes, Festival Lumière, élabore la partie musique de film du Musée Sacem et, l’été 2023, co-anime l’émission Balades originales sur France Musique. 

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